mardi 28 février 2012

Le respect de l’ordonnance


Il y a environ cinq ans, j’ai souffert d’une bronchite chronique qui m’empêchait de dormir et m’obligeait parfois à sauter du lit et à rester assis, chaque nuit, plusieurs heures durant, dans un fauteuil. Le docteur n’a pas voulu me le dire, mais il s’agissait sans aucun doute d’une faiblesse cardiaque. Raulli m’a alors prescrit d’arrêter de fumer, de maigrir et de manger peu de viande. Etant donné qu’il m’était difficile d’arrêter de fumer, j’ai essayé de compléter cette ordonnance en renonçant totalement à la viande rouge. Maigrir non plus n’était pas facile. Je pesais alors quatre-vingt-quatorze kilogrammes tout rond. En l’espace de trois ans, je suis parvenu à perdre deux kilos, ce qui signifie que pour atteindre le poids voulu par Raulli, il m’aurait encore fallu dix-huit années supplémentaires. Mais c’est assez difficile de peu manger quand on doit se passer de viande.
Je dois avouer ici que c’est à Carlo que je devais d’avoir maigri. Ce fut l’un de ses premiers succès thérapeutiques. Il me proposa de sauter un de mes trois repas quotidiens et je suis parvenu à sacrifier le dîner que nous autres, Triestins, prenons à huit heures du soir, à la différence des autres Italiens qui soupent à sept heures. Chaque jour, je jeûne sans interruption pendant dix-huit heures d’affilée.
Toujours est-il que je me suis mis à mieux dormir. J’ai aussitôt senti que mon cœur, qui n’avait plus besoin de s’occuper de la digestion, pouvait consacrer chacun de ses battements à irriguer les veines, à expulser les déchets organiques et, surtout, à alimenter  les poumons. Moi qui avais déjà connu l’horrible insomnie, l’intense agitation de celui qui court après la paix sans y parvenir, j’appréciais de rester là, inerte, à attendre sereinement la chaleur et le sommeil, qui se déroulait de tout son long, véritable parenthèse dans la vie harassante. Le sommeil qui suit un somptueux repas est très différent : dans ce cas-là, le cœur ne se consacre qu’à la digestion et s’exonère de tous les autres soins.
Il s’avérer ainsi que j’étais mieux fait pour m’abstenir que pour me modérer. Il m’était plus facile de ne pas dîner que de limiter ma nourriture au déjeuner et le matin. Au moins là, il n’était plus question de limitations. Deux fois par jour, je pouvais manger autant que je voulais. Ce n’était pas nocif puisque suivaient dix-huit heures d’autophagie. Dans un premier temps, le repas à base de pâtes et de légumes était complété par quelques œufs. Par la suite, je les ai supprimés eux aussi, non pour obéir à Raulli ou à Carlo, mais pour me conformer aux conseils prodigués par un philosophe, Herbert Spencer, qui a découvert une loi selon laquelle les organes qui – par suralimentation – se développent trop vite, sont moins robustes que ceux qui prennent davantage de temps pour croître. Cela concernait des enfants, bien entendu, mais je suis convaincu que le métabolisme est aussi une forme de développement et qu’un enfant de soixante-dix ans est bien avisé d’affamer ses organes plutôt que de les suralimenter. En outre, Carlo fut tout à fait d’accord avec mon théorème, même s’il lui arrivait de vouloir faire croire que c’était lui qui l’avait inventé.
 
Italo Svevo, Ma Paresse, Allia, 2010, pour la traduction française.
 
Une Conscience de Zeno en miniature dans la jolie collection miniature d’Allia à trois euros.





http://www.editions-allia.com/files/book_478_image_cover.jpg

 

Commentaires

J'ai commencé à lire, et j'ai immédiatement reconnu. Pas grand mérite, je l'ai lu il y a très peu de temps. Merci quand même d'avoir contribué à ma petite minute de satisfaction personnelle du jour. :-)
"La conscience de Zeno", il faut absolument que je le relise, c'était excellent mais je ne m'en souviens plus très bien.
Commentaire n°1 posté par Sissi le 01/03/2012 à 12h42
Oui, c'est terrible.
Réponse de PhA le 02/03/2012 à 09h16

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire